Des lecteurs de ces chroniques se demandent, fort logiquement, pourquoi cette image d’oiseau masqué et ce nom de chardonneret ? Je ne vais pas vous expliquer pourquoi il est confiné comme nous tous, oiseaux aux ailes limitées dans leurs vols. Et encore, ne nous plaignons pas, nous sommes mis en résidence dans notre propre cage. Bien sûr, il y a des cages plus ou moins sympathiques, et quand on voit les oiseaux en cages dans les oiselleries, ce n’est pas le bonheur parfait. Notre sujet du jour c’est bien le Chardonneret. Pourquoi ce choix ? Quel est cet oiseau ? Ceux qui me connaissent comme enseignant ou conférencier, savent que je montre toujours, en guise d’emblème pour mon travail, en première image, ce bel oiseau. Il vient dans les projections, selon la période, se poser sur une branche d’arbre en fleurs, sur des fruits d’été, des nids de feuilles d’automne ou des branches glacées de sorbier des oiseleurs. C’est mon « indicatif ». Et ceux qui ont l’habitude, attendent avec plaisir son apparition. Si le chardonneret est associé à mon travail, c’est surtout parce qu’il a partie liée à l’Histoire de l’Art.
Si vous cherchez dans un livre sur les oiseaux, vous trouverez pour son nom français : chardonneret élégant. Je vous rassure, je ne cherche pas à récupérer ce beau qualificatif à mon profit ! C’est vrai qu’il est élégant de ligne, d’habit, de chant, de port quand il est perché. Il est très commun dans notre nature, si on sait le voir. Son chant est très musical, flûté avec des gazouillis liquides. Il se promène en général en bande de 6 ou 8 sujets, avec un vol ondulant et dansant. C’est un régal de les entendre échanger et entremêler leurs chants. Le chardonneret est granivore et son régal, ce sont les graines de chardon dont il tire son nom.
C’est un des plus beaux oiseaux de nos contrées. Il a le dos et les flancs d’un brun léger, aux reflets parfois rosés selon la lumière. Les ailes sont noires avec une bande de jaune vif, ce qui permet de le reconnaître en vol. Le croupion et le ventre sont blancs. La tête est blanche rayée de noir et surtout, il porte sur la tête cette fameuse tache rouge qui coule autour des yeux et enveloppe le bec. C’est cette tache rouge qui va faire sa célébrité. En effet, la tradition raconte (Quand on lit: la tradition dit que…cela veut dire qu’on n’en connait pas l’origine, mais que le fait est colporté depuis des générations et des générations), la tradition nous dit que cette tache
serait celle faite par le sang du Christ. Au moment de la Crucifixion de Jésus, notre oiseau serait passé sous le corps du Christ et une goutte de sang aurait glissé sur sa tête.
« Chardonneret élégant », Europe, Editions Gründ, 1974.
De ce fait, l’oiseau est sacralisé par le sang du Christ, il devient l’oiseau associé à la crucifixion. Sa représentation dans les mains de l’enfant Jésus est le symbole de sa future mort, le symbole évoquant cette fin dramatique.
Une autre légende était racontée : l’oiseau serait venu arracher des épines de la couronne placée sur la tête du Christ au moment de sa montée au calvaire, et une goutte de sang aurait éclaboussé le chardonneret. Ces deux versions sont proches et ont la même fonction symbolique : l’oiseau préfigure la Passion et la mort de Jésus. Taché par le sang du Christ, il est donc touché par la grâce, comme tous ceux qui ont approché le corps de Jésus.
Autrefois, dans les pratiques des chasseurs, cet oiseau était sacré de par cette liaison avec Jésus. On ne tirait pas sur un chardonneret ! J’ai interrogé plusieurs fois des chasseurs, ils m’ont confirmé qu’ils ne chassaient pas les chardonnerets, aucun ne savait pourquoi…la tradition ! Parce que c’est comme ça ! Les rouges-gorges oui, les chardonnerets non ! Les traditions se perdent lentement.. Ayant reçu le sang sacré, l’oiseau est sanctifié et donc sacré pour l’occident médiéval et pendant longtemps. Tuer un chardonneret c’était, symboliquement, une nouvelle fois tuer Jésus et faire couler un sang innocent. De ce fait, il y a eu quantité de représentations de ce thème de la Vierge avec son enfant, qui tient dans ses mains un chardonneret.
Un chercheur ornithologue américain, Herbert Friedmann (1900-1987), a recensé pour une publication en 1946, près de 500 tableaux sur ce thème entre le XIVème siècle et le XVIIIème siècle. La grande majorité a été réalisée par des artistes italiens. C’est probablement beaucoup plus encore, si l’on songe qu’en 1946 Friedmann n’avait pas les possibilités de recherche que nous avons de nos jours, qu’il n’a pas eu accès à des collections privées et que souvent (destins des tableaux communs avec les bateaux) une bonne part des peintures a fini dans le fond de
l’océan de l’histoire de l’art, à la suite de destructions diverses et de naufrages liés aux modes, aux goûts. On peut penser qu’il faut doubler le nombre de Friedmann pour arriver à un bon millier de tableaux sur le sujet de la Vierge à l’enfant avec chardonneret, plus toutes les variantes des polyptyques avec divers Saints ou diverses représentations de la vie de Jésus.
Simone Martini (vers 1280-1344), « Vierge à l’enfant », 1325, tempera/bois, 79,5×57
Wallraf-Richartz Museum, Cologne
Prenons trois exemples seulement, pour montrer la permanence de ce sujet depuis le XIVème siècle jusqu’au XVIIIème siècle. Un des premiers novateurs de la peinture sur tableau est le Siennois Simone Martini, dont les modèles se sont diffusés. Il n’est peut-être pas le premier à illustrer ce thème, mais il est le premier peintre d’importance à le faire. Il a eu un rayonnement sur les ateliers italiens et jusqu’en Avignon où il est mort. Martini a aussi initié un autre thème très important : « La Vierge d’humilité » dont l’origine est probablement siennoise et qui connaît un grand développement au moment et après la grande peste de 1348, la peste noire. Mais c’est un autre sujet.
On le voit, l’enfant joue avec l’oiseau dans la main. Il y avait autrefois un jeu pour les enfants qui se trouve en écho ici. On attachait un oiseau par une patte avec un fil et l’enfant le faisait voleter autour de lui. C’était souvent un chardonneret, très domesticable et très populaire dans tout le bassin méditerranéen. De plus, son chant est remarquable, comparable à celui du serin. D’ailleurs, autrefois, et encore maintenant en Afrique du nord, quand un serin en cage a perdu son chant, pour des raisons diverses, on place une cage de chardonneret à côté de celle du serin, pour que ce dernier réapprenne à chanter par imitation et stimulation.
Un siècle et demi après l’oeuvre de Simone Martini, on voit Raphaël (1483-1520) continuer le motif. La Vierge assise sur un rocher, dans une large prairie qui donne sur une rivière d’eau pure, regarde Jésus et son cousin Jean-Baptiste jouer avec un chardonneret. L’oiseau est lié aux jeux de l’enfance, nous venons d’en parler, et symbolise aussi la future crucifixion de Jésus.
Compte tenu du destin de Jean-Baptiste, décapité, le chardonneret préfigure leur double assassinat et les sangs innocents versés.
Raphaël (1483-1520), « Vierge au chardonneret », 1505-1506, h/b 107×77,2, Offices, Florence.
Il y a une autre légende qu’on racontait aux enfants autrefois, et qui relie l’oiseau à l’enfance. Jésus jouait un jour devant la porte de sa maison : il modelait de la terre. Viennent à passer trois rabbins (Dans les histoires ils sont souvent trois ! Comme les anges apparaissant à Abraham !), et ils interrogent Jésus : « Que fais-tu, tu modèles un oiseau ? C’est interdit ! » et l’enfant aurait répondu, en lançant la terre en l’air : « Ce n’est pas de la terre, c’est un oiseau ! ». Et en effet il s’envole! Un petit miracle et on peut rêver, pour se faire plaisir, que cet oiseau était un chardonneret…
Il fallait bien que les gens imaginent des histoires sur l’enfance du Christ, car nous n’en savons rien. Mis à part les premiers épisodes : la naissance, les Mages, Hérode et le massacre des innocents, la fuite en Egypte et le retour vers Nazareth. Plus tard, se situe l’épisode de l’enfant Jésus discutant avec les Docteurs à la Synagogue. Mais nous ne savons presque rien de l’enfance et pour les esprits de la longue période médiévale, il fallait combler tous ces vides. Les gens ont brodé des légendes et des images sur l’enfance du Christ.
A propos de l’enfance du Christ, ci-dessous, une image amusante et peu courante: Jésus en youpala ! C’est le bonheur du chercheur d’images que de tomber sur ce type de rareté.
« La Sainte Famille », Livre d’heures de Catherine de Clèves, vers 1440, manuscrit, BNF, Paris
Si nous faisons maintenant un saut de deux siècles et demi, nous constatons que l’iconographie de la Vierge au chardonneret perdure depuis le début du XIVème siècle.
Giambattista Tiepolo (1697-1770), « Madone au chardonneret », vers 1760, h/t 63,2×50,2
NG Washington.
Au milieu du XVIIIème siècle, le grand peintre vénitien Tiepolo est fidèle à l’iconographie établie. Il nous faudrait ainsi parcourir une partie de l’histoire de l’art pour voir le succès de ce thème et, partant, le succès de notre oiseau.
Le chardonneret a aussi d’autres qualités. C’est pour son chant splendide qu’on le capture, et encore de nos jours, surtout en Afrique du nord où sa possession est très prisée. Sur des marchés discrets, on peut en acheter pour des sommes folles. Même à Marseille il y a un marché caché du chardonneret.
Carel Fabritius (1622-1654), « Chardonneret », 1654, h/b 33,5×22,8, Mauritshuis Museum,
La Haye.
Il a aussi une intelligence remarquable pour un si petit passereau : 16 grammes et 13 cm de longueur. On peut l’apprivoiser assez facilement, comme on le voit sur la célèbre petite peinture (33,5×22,8) de Carel Frabritius. Ce peintre, élève de Rembrandt, était un ami proche de Vermeer de Delft, et se passionnait notamment pour l’optique et la chambre noire, permettant de peindre la réalité à partir de l’observation, au travers d’objectifs et de projections du sujet sur un verre dépoli. Technique que pratiquait aussi Vermeer. Cela permettait de faire une peinture très précise et réaliste, ce qui était monnaie courante au XVIIème siècle en Hollande. Malheureusement, Fabritius a été tué dans l’explosion de la poudrière de Delft, en 1654, et probablement son chardonneret aussi, qu’il venait juste de peindre. La peinture sur bois était sans doute destinée à être une porte de petit placard, car on a trouvé des traces de vis et donc c’était un trompe-l’oeil. On a même pensé qu’il y avait une vraie chaînette accrochée à la peinture pour faire croire, de loin, à un vrai chardonneret.
Notre oiseau est capable, par exemple, de puiser de l’eau avec un petit seau, grand comme un tout petit dé à coudre, seau attaché à une chaînette. Il remonte avec son bec la chaînette, pour
boire sur son perchoir. En hollandais, au XVIIème siècle, on appelait le chardonneret « Putter », puiseur, à cause de son adresse à puiser l’eau dont il a besoin. Il peut aussi soulever le couvercle d’un petit coffre pour trouver ses graines. Habitué à un lieu, il volette et revient à son perchoir, après s’être posé sur les mains, l’épaule ou la tête des personnes présentes et en particulier des enfants.
Pour le plaisir, allez sur internet, tapez « chardonneret prend le bain dans les mains » sur YouTube et regardez avec quel plaisir il agit.
Un autre aspect est à souligner qui nous ramène à l’Histoire de l’Art. La beauté, la familiarité et la fragilité de l’oiseau en font une image de l’enfance. Le petit enfant est souvent comparé à un oiseau fragile, surtout dès qu’il s’éloigne du « nid » protecteur de la mère bienveillante. La fragilité de l’oiseau est aussi une image pour figurer l’âme enfantine que tous les dangers guettent.
Anonyme suisse, XIXème siècle, « Le chat et les chardonnerets », h/t 37×46, MBA Rouen
Dans cette peinture attachante, on voit un couple de chardonnerets qui profite de la lumière du jour. L’un des deux puise de l’eau avec un petit seau dans une coupe de verre, illustrant ce que j’expliquais ci-dessus. Mais ils sont guettés par la figure du mal qu’a longtemps représentée le chat, associé à Judas dans la traitrise. Il est prêt à bondir sur ces deux innocents, d’autant plus que la vitre de la fenêtre est brisée ! On imagine la suite…Pas d’oiseau sacré pour le chat ! La goutte de sang va devenir réelle, celle de l’innocence sacrifiée.
Francisco Goya (1746-1828), peignit à Madrid, en 1788, le portrait du plus jeune fils du Comte d’Altamira, le petit Don Manuel. Portrait d’un enfant fragile, de quatre ans. Le rouge de son vêtement le met en valeur par rapport aux teintes sourdes du fond. Tableau étrange qui, au lieu de célébrer la seule beauté de l’enfance, instille la fragilité et la caducité de la vie. Manuel tient sa pie préférée et apprivoisée au bout d’un fil. Elle tient dans son bec la carte de visite de Goya, manière habile pour apposer sa signature. Mais la pie, proie facile puisqu’attachée, est guettée
par trois chats qui comme trois Parques, ont le pouvoir de vie ou de mort sur la pie. C’est le cas de le dire : sa vie ne tient qu’à un fil ! Pour insister sur cette fragilité de la vie, le peintre a groupé dans une cage des chardonnerets, symboles des âmes enfantines et de la beauté fragile. La mort guette les oiseaux dans le regard des trois chats. Peinture prémonitoire, le petit chardonneret habillé de rouge-sang, Don Manuel, est mort quatre ans plus tard, à huit ans.
Francisco Goya (1746-1828), « Don Manuel d’Altamira », 1788, h/t 127×101 MET New York
Nous pourrions multiplier les exemples de la présence du chardonneret dans des peintures tout au long de l’Histoire de l’Art. Vous en connaissez certainement d’autres. Un exemple pour vous faire travailler : Domenico Ghirlandaio (1449-1494), a réalisé à Florence une peinture magnifique, toujours en place depuis 1485 dans l’Eglise de la Sainte Trinité. Elle représente « L’adoration des bergers ». Cette oeuvre offre de nombreux thèmes entrecroisés, des allusions, des symboles. On peut parler d’une peinture savante à tous les points de vue : profondeur du paysage, perspective, architectures citées, textes évoqués, et symboles parfois discrets. Le chardonneret est là, tout petit. Nous savons maintenant qu’il préfigure le martyre du Christ. A ses côtés, il y a une fleur, quelle est-elle et quel est son sens ? Petit exercice pour amateurs d’art déconfinés !
Vous comprenez ainsi mon attachement à cet oiseau qui a partie liée avec l’Histoire de l’Art. Et j’ai un secret à partager. Si vous voulez voir des oiseaux, sachez qu’ils n’apparaissent qu’à ceux qui les aiment !
La vie va reprendre, avec le même rythme qu’avant et les mêmes objectifs produisant les mêmes résultats. Je suis sans illusion. J’aurai moins de temps peut-être, mais je vous présenterai toutefois des chroniques de temps en temps, pour le plaisir de partager et notamment pour celles et ceux qui sont seuls. Elles s’appelleront les Chroniques du chardonneret libéré !
Je vous remercie de vos lectures
Gilbert Croué
Le 9 Mai 2020