Lors de la dernière chronique « Drôle d’oiseau », je vous posais une question pour exercer votre sagacité symbolique à propos d’une peinture de Domenico Ghirlandaio (1449-1494) : « L’Adoration des bergers » (1485). C’est une peinture d’un haut niveau de conception, de références, de symboles et de qualité d’exécution. Pour répondre plus rapidement à de nombreuses interrogations, et ne pas vous faire plus attendre, je vous présente la solution à l’énigme posée la dernière fois.
Le chardonneret est là, tout petit en bas et au milieu, posé sur ce qui semble un livre abîmé ou ancien. Il nous tourne le dos et regarde vers l’enfant Jésus. Nous savons maintenant qu’il préfigure le martyre du Christ. A ses côtés, une fleur, quelle est-elle et quel est son sens ? Voilà notre question. Elle a agité les botanistes amateurs. Un personne a proposé : « Ce sont des pâquerettes et elles préfigurent, comme leur nom l’indique, les fleurs de Pâques, donc la résurrection ». C’est une réponse fine et approchante. On peut décerner un bon-point à cette personne perspicace. Toutefois, « pâquerette (Bellis Perennis) » ne vient pas de Pâques mais plus simplement du fait qu’elle pousse sur les pâquiers (paquis), les pâturages où l’on fait paître les bêtes.
À côté de l’enfant Jésus, une petite fleur jaune : c’est une Saxifrage. Son nom vient du latin saxum : rocher, et de frangere : briser. Littéralement celle qui brise les rochers, plutôt les pierres. Cette fleur présente la particularité de pousser dans les fissures des roches et parfois de les agrandir, si ce sont des pierres friables. Sa couleur varie selon l’altitude entre 800m et 3000m, de jaune à orange.

Domenico Ghirlandaio, « Adoration des Bergers », 1485, détrempe/bois, 167×167 Eglise Santa Trinita, Florence

De ce fait, la Saxifrage symbolise, dans cette peinture et dans l’iconographie chrétienne, la Résurrection de Jésus. En effet, au moment de la Résurrection, le matin de Pâques, Jésus a repoussé la pierre du tombeau pour ressusciter. Nous constatons que la plante Saxifrage est représentée avec trois fleurs disposées en croix, allusion discrète à la Sainte Trinité.
Pour résumer, juste dans cette toute petite partie d’une peinture, il y a, de manière subtile, et lisible seulement par les amateurs d’art que vous êtes, deux symboles de la destinée du Christ : l’annonce de sa future crucifixion et la promesse de sa résurrection. Joli, non ?

Nous pénétrons dans la beauté de cette oeuvre de Ghirlandaio, absolument intacte depuis 1485. Elle mériterait un long développement, tant elle est riche de sens, de symboles, d’échos à des textes. Cela nous entrainerait trop loin dans une nouvelle chronique. Sachez qu’elle répond, de la part d’un Florentin, à l’arrivée dans sa ville en 1483, d’un grand triptyque flamand d’Hugo van der Goes (vers 1440-1482), le triptyque Portinari, peinture de grand format, à l’huile sur bois et qui avait le même sujet. Domenico a voulu faire aussi bien, voire mieux, mais à la détrempe sur bois. Il faut comparer les deux qui illustrent les influences réciproques entre la peinture flamande et la peinture italienne, au XVème siècle.

On peut remarquer les séquences suivantes dans cette peinture :

– La naissance de Jésus sur le sol, après un accouchement à genoux « à l’antique », selon la vision de Sainte Brigitte de Suède (1303-1373), l’enfant posé sur une partie du manteau de sa mère et sur de la paille, comme on le faisait, paraît-il au Moyen-Orient ancien.
– L’Annonce aux bergers, en haut à gauche, avec l’Ange porteur du message.
– La lumière exceptionnelle derrière la crèche, symbole de la présence de Dieu.
– La crèche au toit délabré, mais reposant sur des colonnes aux chapiteaux corinthiens (tout de même !), symbole de la présence romaine sur la terre sainte au moment de la naissance du Christ. Symbole aussi, comme l’arc de triomphe romain, de l’ancienne loi, de l’ancienne religion dominées par la nouvelle religion du christianisme. On remarque sur la colonne de gauche, en haut, la date de la peinture : MCCCCLXXXV.
– L’adoration des trois bergers venus aux pieds de Jésus rendre hommage au Messie.
– La cavalcade des Rois Mages, venus aussi rendre hommage au nouveau Roi du monde. Les trois Mages, couronnés, passent sous l’arc de triomphe, dédié à Pompée, qui sert de porte symbolique au lieu sacré.
– On aperçoit les murs de Bethléem d’abord, d’une architecture typique du moyen-âge européen. Plus loin, au bord d’un fleuve, on voit une Jérusalem toute d’invention avec des marcheurs minuscules qui s’y rendent. Ce sont des paysages plus nordiques que toscans, mais n’oublions pas que Ghirlandaio voulait rivaliser avec Hugo van der Goes et la peinture venant des Flandres.
– À droite, derrière la crèche, deux arbres : l’un sec et mort, l’autre jeune et verdissant. C’est un classique de l’iconographie chrétienne : l’arbre mort c’est la synagogue, l’autre c’est le jeune christianisme plein de verdeur, de ramifications et de promesses de croissance.
– À gauche, au premier plan, la besace, la gourde de Joseph et le bât de l’âne.
– Au centre de la composition, se tient Joseph qui, par son geste et son regard, fait liaison entre le premier plan et les lointains, son regard se portant vers l’Ange annonciateur.
– Le boeuf et l’âne sont d’un grand vérisme et d’une beauté douce.
– La Vierge Marie a des traits vraiment fins et exprime une beauté extérieure et intérieure. Elle est vêtue selon la tradition d’une robe rouge (couleur de ceux qui ont touché le corps du Christ), et d’un manteau bleu nuit (réemploi d’une divinité pré-chrétienne de la nuit).
– L’enfant Jésus, qui nous regarde, a lui aussi des traits fins. Il porte une auréole différente de celle de sa mère : elle est crucifère, symbole de la crucifixion et du christianisme.
– Le sarcophage, empli de foin, sert de berceau antique dans lequel le nouveau christianisme vient se loger, ce qui n’est pas faux. Il porte une inscription latine : «Tombé sous le glaive à Jérusalem, moi Fulvius, augure de Pompée, je dis que cette urne me contenant présentera une divinité». C’est bien sûr une invention de Domenico.
– Devant le berger à droite, on remarque l’iris bleu, symbole de l’Annonciation. Ce point nécessiterait un commentaire : comment on a glissé dans l’iconographie chrétienne de l’iris, fleur de la messagère grecque, au lys traditionnellement représenté. Une autre fois…
– Une dernière précision : le berger qui montre du doigt l’enfant et met sa main sur sa poitrine, c’est un autoportrait de Ghirlandaio. Il s’appelait en réalité Domenico Bigordi, connu pour son art de peindre des guirlandes de fleurs et des décors architecturaux somptueux et habiles, d’où le surnom de Ghirlandaio qui lui est resté. Remarquez justement la guirlande « sculptée », imitée du marbre sur le sarcophage antique qui sert de berceau à l’enfant.
– Le deuxième berger aux cheveux gris, en prière, c’est le financier Francesco Sassetti, le commanditaire de l’oeuvre, qui s’est fait peindre en humble berger avec son frère derrière lui. Cette disposition montre une évolution formidable du statut de l’artiste, à la fin du XVème siècle où, sur une peinture, l’artiste se représente à égalité avec son financier, un homme important à Florence.

Ces iconographies symboliques et parfois savantes, iconographies mythologiques, chrétiennes ou profanes, se transmettaient de maître à élève dans les ateliers. Ghirlandaio a été le maître formateur de Michel-Ange. Il lui a appris le métier de la fresque, le sens des images et le répertoire iconographique essentiel. On sait que « le petit » en a fait bon usage par la suite.

En guise de conclusion à propos de Domenico Ghirlandaio, on peut reprendre le sentiment de Giorgio Vasari, peintre et historien d’art toscan (1511-1574), qui écrit vers 1550 : « (Il peignit).. une Nativité du Christ qui peut émerveiller toute personne intelligente ; il y fit son portrait et des têtes de pasteurs qui sont estimées de divines réalisations ».

Nous étions partis d’une toute petite saxifrage et voyez où cela nous mène, surtout quand on est bavard..
Avec le déconfinement, les activités reprennent parfois trop rapidement et bruyamment, je publierai cependant, de temps en temps, une petite chronique, pour le plaisir !

Le 16 mai 2020
Gilbert Croué