James Tissot (1836-1902), « Trop tôt ! », 1873, h/t 71×101 Guidhall Gallery, Londres.
Cette peinture de James Tissot (1836-1902), est une remarquable réalisation d’un peintre français trop méconnu du grand public et souvent méprisé par la critique au XXème siècle.
Ce ne fut pas le cas de son vivant car il eut du succès surtout en Angleterre, où il s’était réfugié après les évènements de la Commune de Paris en 1871. Il nait en 1836 à Nantes, dans une famille de négociants en tissus. Cet héritage de la connaissance des tissus se retrouve toujours dans ses peintures, dans lesquelles il fait assaut de soieries, velours, taffetas ou de diverses couvertures ou châles. Très bon vendeur de ses oeuvres, il fait fortune à Paris d’abord. Il s’achète un hôtel particulier sur la future Avenue Foch. Puis à Londres aussitôt installé, il s’achète un autre hôtel particulier, avec un jardin reconstituant en partie le Parc Monceau parisien. On raconte qu’il y avait un serviteur spécialement dévolu à essuyer chaque feuille du jardin pour les faire luire et resplendir. L’accueil de Tissot était réputé pour être toujours parfait, avec champagne obligatoire, France oblige ! Il aura une troisième partie dans sa vie et son oeuvre quand, en 1882, il revient à Paris après le décès de sa compagne, Kathleen Newton, le grand amour de sa vie. Sa meilleure période picturale est, sans conteste, sa période londonienne. Il était devenu un des peintres célèbres des salons de l’époque victorienne.
Cette peinture, des premières années londoniennes, fait sensation à l’exposition de la Royal Academy en 1873, à Londres. On y apprécie une représentation spirituelle d’une scène de société, qui peut se passer dans n’importe quelle réception. Un père âgé, aux cheveux déjà blancs, en grande tenue de soirée, vient d’arriver avec ses trois filles, pour un bal auquel ils ont été invités.
On admirera les robes de ces demoiselles, à la mode de l’année probablement. En particulier la robe rose qui illustre, peut-être, les appellations délicieuses pour la couleur rose à la Belle-Epoque : rose couleur de nymphe émue, ou, plus imaginatif encore : rose crevette évanouie !
Mais, car il y a un mais…ce brave homme et ses trois filles à marier, n’en doutons pas, sont arrivés… « Trop Tôt ! », comme nous le dit le titre. Dans la salle quasi vide, la maitresse de maison, et puissance invitante, est en train de donner ses dernières consignes aux musiciens. On peut imaginer qu’elle indique l’ordre des danses et les arrêts prévus pour quelques réjouissances ou collations. Quand elle se retournera vers la salle, elle apercevra ce quatuor endimanché et emprunté. Que faire de ces quatre-là, qui ont eu l’impolitesse d’arriver trop tôt ? Probablement par manque d’expérience des us et coutumes du grand monde.
Dans une porte entrebâillée au fond à droite, deux servantes se gaussent de cette situation qui révèle une gaucherie manifeste des intrus.
Dans l’entrée, un couple détendu discute sans prêter attention à ces nouveaux arrivants. Eux, sont probablement de la maison, leur décontraction contraste avec l’attitude penaude du quatuor.
Si l’objectif de la soirée, pour ce père et ses filles, était de trouver des pistes de mariages possibles dans le grand monde, le projet est un échec, leur gaffe marque socialement qu’ils ne sont pas du même monde.
Dans un texte de présentation de la peinture de Tissot, tiré du catalogue d’une exposition au Petit Palais à Paris en 1985, Michael Levey propose avec justesse ce commentaire:
« La morale plutôt cruelle que l’on nous propose de tirer de cette scène est que, des invités ayant si peu le sens des convenances, ne s’intègreront jamais au milieu social qu’ils ont touché ce soir -là pour la première et peut-être la dernière fois ».
Si l’adage nous dit que : « L’exactitude est la politesse des rois », notre quatuor n’approchera jamais la royauté et surtout pas la Reine Victoria !
Il est vrai que la politesse est un marqueur social, chaque milieu a ses convenances. Les usages permettent d’identifier très vite qui est qui, et à quel monde il appartient. Les frontières invisibles sont déjà dans les différentes pratiques de la politesse, et l’usage de la politesse nous dit quel est notre usage du monde.
Gilbert Croué
Le 16/11/2020