La dernière chronique traitait des déboires d’un illustre vieillard dépassé par la passion. Puisque nous arrivons déjà vers la Saint Nicolas puis les fêtes de Noël, j’ai pensé vous faire découvrir un peintre qui a beaucoup peint les enfants. Je devais faire au printemps dernier, à Nice, une conférence qui avait pour titre : « Albert Anker (1831-1910), peintre d’une Suisse idéale ». Elle a été annulée comme tant d’autres interventions culturelles. J’ai choisi de vous montrer un petit aspect de l’oeuvre de ce peintre attachant.
Né non loin de Berne, à Anet, en 1831, il étudie la théologie à Berne et à Halle en Allemagne, selon les désirs de son père. Sa vraie passion se révèle vite, il entame une carrière de peintre en 1854. Il séjourne à Paris, où il est l’élève d’un Suisse de Lausanne Charles Gleyre (1808-1874), professeur à Paris. Il effectue un premier voyage en Italie en 1861-1862, il sera suivi de beaucoup d’autres. Les années suivantes, il passe les étés à Anet et les hivers à Paris, où il obtient un bon succès d’estime. Il expose régulièrement dans les Salons. Ses thèmes sont ceux de toute sa carrière : scènes villageoises, figures d’enfants, portraits de vieillards, natures mortes, le tout avec une exécution minutieuse, un souci d’authenticité et beaucoup de sensibilité. Il peint la Suisse tranquille, celle des enfants sages, celle du chocolat et des grands-pères assoupis. Tout est calme, grâce et innocence.

Albert Anker, « La sieste », 1880-1881, h/t 54×70, CP

Sa peinture est maintenant très recherchée, car elle traduit une Suisse qui éveille la nostalgie d’un temps idyllique désormais disparu. Mais qui sait, une partie de la Suisse nous apparait parfois immuable et, dans quelques chalets cachés, on pourrait découvrir des scènes semblables à celles peintes par Anker.
Devant le tableau ci-dessus, on ne peut qu’être touché par la plénitude de l’instant évoqué. Un grand-père veille sur sa petite fille endormie avec une confiance totale dans les bras de son aïeul. Il veille le bonheur, comme on couve l’être le plus précieux. Ses mains et ses bras qui entourent l’enfant sont comme un nid de branches douces et de mousse chaude. Il est un creux sécurisé, où se blottit le sommeil apaisé. La lumière de l’extérieur vient, dans une douceur vermeerienne, caresser la table vernie et coule jusqu’aux visages de l’enfant et du grand-père. La référence à Vermeer me parait juste, pour la douceur maitrisée de la lumière, pour la présence de la fenêtre, pour l’évocation du bleu froid du dossier du fauteuil, une des couleurs préférées de Jan Vermeer de Delft (1632-1675). Cette référence n’est peut-être pas fortuite, car dans la deuxième partie du XIXème siècle, on redécouvrait la peinture de Vermeer qui était jusque-là méconnue. Ce fut ensuite une passion largement partagée par les amateurs d’art.

« Deux petites filles dormant près de la cuisinière », 1895, h/t 55×71 KH Zürich »

Près de la cuisinière, deux petites filles profitent de la chaleur et sont endormies dans une torpeur bienfaisante. Sur une dominante de fond brun, la couleur chaude des cheveux roux ressort comme une lumière interne au tableau, et on retrouve, en contraste, le bleu froid du coussin. Anker a peint avec prédilection cet abandon au bonheur qu’est ce temps de l’enfance.
Dans la peinture suivante, « Les petites tricoteuses » de 1892, on remarque son attention aux gestes justes et aux regards des enfants, qu’il observait avec patience dans son entourage. Il aurait souhaité être pédagogue, l’instruction des enfants et les phases de développement de l’intelligence enfantine le passionnaient. En 1898 à Bâle, il a donné une conférence sur « le premier développement de l’enfant » qui a été publiée. Ses peintures reflètent souvent ces préoccupations. L’ainée des deux petites filles est absorbée par son travail appliqué et sa petite soeur essaie de comprendre cette magie : un fil se métamorphose en tissu par le jeu des doigts et des aiguilles. La formation pour les enfants se fait aussi par l’expérience pratique, qui conduit à des connaissances.
Dans ce tableau, le gris délicat de la robe constellée de points blancs est d’une parfaite harmonie avec les bruns et le bleu du même fauteuil que dans la première peinture. C’est d’une beauté simple, calme et tranquille. Nulle prétention à révolutionner la peinture de la part d’Anker, la peinture est pour lui un moyen efficace pour contempler les êtres et les décrire dans la vérité touchante de leur vie quotidienne.

« Les petites tricoteuses », 1892, h/t 62×68 Fondation Oskar Reinhart, Winterthur, Suisse

Il a traité très souvent les enfants apprenant, chez eux ou à l’école, dans ce moment qui tient tant de place dans le quotidien de l’enfance : faire ses devoirs. Ce n’est pas un sujet courant dans la peinture, pas un sujet noble ou glorieux comme les sujets de batailles, les thèmes mythologiques ou religieux, chers à l’institution des Beaux-Arts de l’époque. Aucun Prix de Rome ne traite de l’école et des petits écoliers. Les professeurs de l’École des Beaux-Arts de Paris préféraient donner au concours des sujets qui n’intéressaient qu’eux-mêmes, par exemple: « La mort de Thimophane » en 1874 ou « Le serment de Brutus après la mort de Lucrèce », en 1884.

« L’école de village », 1896, h/t, 104×175,5 KM Bâle

Le réalisme de la vie quotidienne n’intéressait que peu de peintres. Courbet (1819-1877), lui, s’en préoccupait et c’était un des peintres admirés par Anker. Il aimait aussi plus que tout Chardin (1699-1779), peintre de l’intime, de « La pourvoyeuse » ou d’une simple brioche plus belle qu’un astre rayonnant. Anker admirait la peinture hollandaise du XVIIème siècle : Rembrandt, De Hooch ou Vermeer et les maitres de la nature morte.
Dans la peinture d’une « École de village », on observe les conditions difficiles de l’enseignement dans un espace restreint et certainement très bruyant. Les Hollandais du XVIIème siècle avaient un proverbe à propos du bruit dans les écoles : « Il vaut mieux habiter à côté d’un forgeron qu’à côté d’une école ». C’est dire ! Dans cette classe représentée sur le vif par Anker, on remarque que les garçons occupent les meilleures places et les pupitres, alors que les filles sont cantonnées sur le pourtour. Image claire de la différence de traitement éducatif entre les garçons et les filles en 1900, en Suisse.

« Les enfants à leur tâche », vers 1900, h/t 50×63 Collection particulière

À la maison, aidés par une grande soeur bienveillante, les enfants rédigent leurs devoirs. Les deux enfants sont très appliqués. Les bleus légers des vêtements et le violet pâle du lilas printanier éclairent la dominante des couleurs de bois. Les notes discrètes de rouge contrastent avec l’ensemble. C’est une composition et une harmonie bien maitrisées. La distance entre les deux enfants, de chaque côté de la table, donne une parfaite illusion de profondeur.
« La fillette écrivant », ci-dessous, est elle aussi très concentrée sur son travail. L’encrier, au premier plan, structure l’espace et symbolise l’acte d’écrire. Anker a parfaitement rendu la position des mains dans la tenue du porte-plume et du suivi de la ligne par un doigt sur le livre. Plusieurs peintures d’Anker sont consacrées ainsi à l’apprentissage scolaire et au travail manuel et éducatif des enfants.

« Fillette écrivant », vers 1900, h/t 35×51 Collection particulière

Parmi ses toiles les plus connues et reproduites en Suisse, il en est trois qui concernent les enfants dans une crèche. Sujet rare.

« La crèche I », 1890, h/t 79,5×142 Fondation Oskar Reinhart, Winterthur

Cette peinture, un grand format pour Anker, nous montre l’intérieur d’une pièce dans une crèche d’un quartier pauvre de la ville de Berne en 1890. Une jeune diaconesse, avec sa cornette blanche, donne à manger aux plus petits, une soupe avec du pain. Sur la table, une énorme soupière trône. La variété des expressions des petits est remarquable : il y en a qui regardent, d’autres qui discutent, un qui dort, d’autres qui engloutissent la soupe comme la petite rousse au premier plan. À l’arrière, un enfant au coin, probablement puni, mange seul, la sanction ne lui a pas coupé l’appétit. On peut imaginer le bruit des écuelles en fer blanc, des cuillères et des rires. On perçoit toute la tendresse d’Albert Anker à peindre ces enfants avec toute leur vivacité.
La jeune femme est peinte aussi avec beaucoup de respect. Elle était réticente devant la demande du peintre, elle a fini par se laisser convaincre. Elle est devenue célèbre par les nombreuses reproductions !

« La crèche II », 1894, h/b 61×112, Collection particulière

Cette deuxième version de « La crèche » voit les enfants manipuler avec intérêt des formes de bois pour créer des volumes, des équilibres, des géométries, des objets. Un seul enfant est en retrait, absorbé par ses rêves. La manipulation d’objets concrets et le jeu sont des bases de l’éducation active, dont un autre Suisse sera un promoteur et un observateur perspicace : Jean Piaget (1896-1980).

« La crèche en promenade », 1900, h/t 76×127 KM Berne

Six ans plus tard, Anker reprend le sujet de la crèche mais cette fois en extérieur, pour une promenade, toujours avec la jeune diaconesse, qu’il avait fini par amadouer probablement. À partir de différents croquis, il met en place son tableau. La petite troupe traverse le Kirchenfeldbrücke, au-dessus de l’Aar, le pont du champ des cerisiers. Pont qui existe toujours, dominant de très haut la rivière de l’Aar dont le nom est un régal pour les cruciverbistes avertis. Sur le pont, un écusson reproduit les armes de Berne : un ours. Le nom de la ville vient de Bär : Ours. Il y a toujours, à une des entrées de la ville, une fosse aux ours pour maintenir une longue tradition. Des enfants se penchent pour regarder la rivière. Cette joyeuse bande accompagne un landau poussé par leur gardienne. Ils viennent du centre-ville et se dirigent vers la droite, dans un sens qui est, dans la composition des images, le sens de la progression, de gauche à droite. Ils croisent une dame en noir, une veuve. Le cimetière est à deux pas après le pont, vers le champ des cerisiers. J’ai visité les lieux en allant sur les pas de Paul Klee (1879-1940), originaire de Berne. La veuve vient de droite vers la gauche, sens de régression. La jeune génération, l’avenir, croise la génération qui décline. La veuve tient une ombrelle noire, le premier enfant en tête du groupe, tient le rameau vert du printemps. On interprète, en général, cette peinture comme le croisement de ces deux générations opposées, sur un pont qui fait liaison entre les deux rives et les deux générations extrêmes, l’avenir et le déclin.
Toute la peinture d’Albert Anker est posée, délicate, respectueuse des gens dont il fait le portrait. Il a peint une Suisse des enfants sages et beaux et des vieillards pensifs qui semblent réfléchir, face à ces petits, au temps qui passe trop vite.

Gilbert Croué
Le 2/12/2020

Albert Anker, « Jeune fille se coiffant et lisant», 1887, h/t 70×54 KM Winterthur