La situation sanitaire n’ayant pas beaucoup évolué en bien, nous sommes nombreux à voir nos activités limitées, en particulier les activités culturelles qui nous manquent, comme nous manquent les relations amicales et fraternelles. Alors, je reprends le chemin des chroniques d’histoire de l’art pour les amateurs et les aimables correspondants, comme on dit du côté des espions.
Le sujet du jour est un dessin qui est conservé dans le cabinet d’arts graphiques du Kunstmuseum de Bâle. Si un jour les conditions sanitaires le permettent, c’est une ville d’art à visiter, hors des flots de touristes. Le patrimoine et les musées de Bâle et des environs ont de quoi retenir les amateurs d’art, dans tous les domaines. Le dessin ci-dessous, est l’oeuvre d’un Bernois, très connu dans sa ville : Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530). Un homme polyvalent et complexe : peintre, graveur, poète, écrivain pour le théâtre, militant virulent pour la Réforme protestante, élu politique au conseil de sa ville et militaire avec les mercenaires suisses en Italie. Beaucoup de choses différentes pour un seul homme ! Sa seule vie mériterait une chronique.
Il signe ses oeuvres de son monogramme NMD accompagné d’un poignard suisse. Dessin et poignard peuvent résumer de manière symbolique et efficace des aspects de sa vie : artiste et militaire, poète et politique (le poignard étant aussi très utile en politique).
Le dessin que nous étudions est réalisé sur un papier orange, ce qui lui donne un aspect original. Des dessins sur papiers préparés de couleur étaient fréquents à la Renaissance en Italie et dans le monde germanique.

La notice du Kunstmuseum de Bâle le présente ainsi : « Femme nue avec symboles de la caducité, au-dessus d’un paysage lacustre », plume, encre de Chine, rehauts de blanc sur papier préparé orange. Avec monogramme au poignard suisse, 31 x 20,9cm (sans date).

Sujet peu fréquent : une allégorie de la caducité de la vie. Caducité vient du latin cadere qui signifie tomber. Le dictionnaire Le Petit Robert en donne une définition qui fera plaisir à beaucoup : « état d’une personne caduque, décrépitude, vieillesse, « la caducité commence à l’âge de soixante et dix ans » (Buffon). État de ce qui est caduc, caducité d’une institution, d’un acte juridique…Contraires : jeunesse, vigueur ». C’est donc une allégorie de la fragilité de la vie, du hasard aussi des conditions de santé, et de l’inévitable sort qui nous guette tous et surtout à tout moment.
Comment lire ce dessin ? Nous remarquons une jeune femme assise sur un siège en forme de boule, elle porte d’une main un sablier, de l’autre une tête de mort emplumée. Sur son genou gauche est posé un vase dont s’échappent des vapeurs. Elle a les cheveux au vent, couronnés de plumes ou de rubans. Son corps est orné de colliers et de chaînes. Elle traverse le ciel au-dessus d’une vallée avec un lac et une cité lacustre.
Les rehauts de blanc sont judicieux pour modeler les lumières, en particulier dans le paysage et l’architecture. En bas, on retrouve la signature M.N.D. et un poignard.
Les allégories sont en général représentées par des jeunes femmes pour figurer des valeurs, des vertus, des concepts, comme, par exemple, la Justice, la Tempérance, la Fermeté d’âme ou la Tromperie. L’Italien Cesare Ripa (1560-1623), a donné une description presque complète des différentes allégories dès 1593. Son recensement a inspiré les peintres, les sculpteurs, les poètes, les créateurs de théâtre, depuis le 17ème siècle.
Il s’agit donc d’une allégorie de la caducité de la vie, de sa fragilité : à tout moment le destin peut faire basculer cette vie dans le néant. C’est une version de ce qu’on appelait autrefois « la Fortune », au sens de bonne ou mauvaise fortune. La Fortune choisit le destin des hommes : le bonheur, le malheur, la maladie, la mort. Cette femme est assise sur une sphère pour signifier cette incertitude de la Fortune, qui peut à tout moment rouler vers un sens ou vers un autre. On représente « La Fortune » souvent dressée sur une boule instable et avec une voile qui est sensible à tous les vents, donc, aux incertitudes des mouvements en tous sens. Le hasard mène la fortune. On voit le sujet très bien traité dans une peinture d’un Anversois : Frans Franken le jeune (1581-1642), qui nous montre la Fortune sur une boule instable et qui roule, dirigée par les vents qui s’engouffrent dans sa voile. Elle est indifférente aux êtres qui se pressent autour d’elle. Encore que…on peut remarquer qu’elle regarde vers les gens riches ou aisés à sa droite, et délaisse les pauvres et la désolation qui se tiennent à sa gauche !

Frans Franken II, dit le jeune (1581-1642), « Allégorie de la Fortune », 1615-1620, h/b 67x105cm, Louvre.

C’est une représentation parfaite de ce concept du Destin qui favorise ou qui frappe « au petit bonheur » !
Dans son Iconologia, Cesare Ripa utilise le concept de « Faveur », illustré de la manière suivante :

La « Faveur » est en équilibre sur une roue, ailée pour suivre les vents du hasard, aveuglée par un bandeau pour distribuer ses faveurs (ou défaveurs) « au petit bonheur la chance ».

Maître de Coëtivy, vers 1450, France, « Roue de la Fortune », miniature, Paul Getty Museum, Los Angeles.

C’est la même idée du hasard et de la fragilité de la vie, mais aussi des positions sociales, qu’on retrouve dans ce thème fréquent de « La roue de la Fortune ». Tel qui a péniblement gravi les échelons pour devenir « Roi », pourra voir sa chute s’avérer très rapide. On utilise toujours l’expression : la roue tourne ! Tel qui se voyait déjà Président se retrouve accroché comme il peut aux barreaux.
On retrouve bien ces idées dans le dessin de Niklaus Manuel Deutsch. La femme est assise sur une sphère instable, elle chemine au-dessus des vallées où vivent les
hommes et distribue ses décisions selon son bon vouloir arbitraire. Son dessin est inspiré par une oeuvre antérieure, de 1501, la célèbre « Némésis » d’Albrecht Dürer (1471-1528) :

Albrecht Dürer, « Némésis », 1501, gravure sur cuivre, 33,9 x 22,4cm

C’est une magnifique gravure, très fouillée avec des burins très précis qui ont creusé et strié la plaque de cuivre. On retrouve la situation dessinée par Niklaus
Manuel Deutsch : une femme, dressée cette fois, en équilibre sur une boule (dont nous connaissons maintenant le sens), passe au-dessus, là aussi, d’une vallée qui représente le lieu du quotidien des hommes. Dürer a représenté des maisons, des villages, des églises, des châteaux, des champs, des fermes, la nature et les activités des hommes. Cette grande allégorie est séparée du monde humain par une barrière de nuages, qui se confondent avec le tissu qu’elle porte, et qu’elle laisse pendre. Dans un texte de 1972 (Albrecht Dürer, le Monde des Arts, éditions Time-Life), Francis Russell commente ainsi cette représentation :

« Dans cette gravure, la lascive et sinistre Némésis, déesse de la vengeance, plane dans les airs, surveillant la terre et contrôlant le destin de ceux qu’elle survole. Symboles du châtiment, elle tient dans une main une bride et un mors, et de l’autre elle brandit un calice, qui symbolise la récompense… ».

Dans la mythologie grecque, Némésis est une des filles de la nuit qui infligeait des châtiments aux orgueilleux. La bride et le mors de cheval sont là pour contraindre l’orgueil des hommes. Dans le vase-calice, il y a des richesses et des honneurs pour récompenser les justes et les humbles. Comme « la Fortune », Némésis est représentée sur une boule instable.

Si nous revenons à notre dessin initial de Niklaus Manuel Deutsch, sa lecture devient plus facile. La jeune femme distribue selon son bon plaisir :

  • Du temps à vivre, figuré par le sablier dans sa main droite. Le sablier est un des symboles classiques associés à l’allégorie du Temps, vieillard ailé tenant dans une main une faux pour abréger les vies selon son bon plaisir, lui aussi ! Le sablier illustre métaphoriquement l’écoulement de la vie. Chacun peut visualiser un sablier théorique et visualiser l’écoulement de son sable. Mais le flot peut s’arrêter selon la volonté de cette dame planant au-dessus de notre vallée personnelle.
  • La jeune femme peut distribuer la mort, figurée par le crâne qu’elle tient dans sa main gauche. Nous connaissons les symboles de la gauche et la droite dans l’iconographie chrétienne. La gauche c’est le côté du mauvais larron, à la gauche du Christ au moment de la crucifixion (la sinistra), le bon larron est à droite. Notre allégorie féminine distribue du temps de vie de sa main droite, le bon côté, de la mort de sa main gauche, le mauvais côté, logique. Le crâne est emplumé comme les casques ou les chapeaux des Lansquenets suisses qui guerroyaient en mercenaires dans les campagnes d’Italie, entre autres, au 16ème siècle. Des milliers ont été tués à la célèbre bataille de Marignan, en 1515 (16000 morts en deux jours). La défaite des Lansquenets suisses a été si cruelle que les Cantons suisses
    signeront avec François 1er une paix perpétuelle, s’engageant à désormais être neutres en Europe. Et cela dure toujours ! Moralité : leur défaite en 1515 a fait la fortune des Suisses, restant neutres depuis au centre de l’Europe. Niklaus Manuel Deutsch n’était pas à Marignan, mais il a participé au siège de Novara en 1522 et survécu à la sanglante défaite de Bicocca (au nord de Milan, le nom signifiait à cette époque « petit château » et il est passé ensuite en Français pour parler d’une maison délabrée). Il est très vite rentré chez lui, la peinture et l’écriture étant moins dangereuses.
  • La jeune femme, survolant les hommes et le territoire, distribue aussi des maux selon sa volonté ou selon le hasard. Sur sa jambe gauche est un vase dont s’échappent des vapeurs. Celles-ci représentent les maux les plus divers, les catastrophes, les maladies, les épidémies (tiens ! tiens !). C’est une reprise, par le dessinateur, du mythe de Pandore.

Nadège Dauvergne « Pandora », 2015, Street Art, papier coloré et collé et arabesques à la craie par Jordan Saget, Paris.

Cette belle réalisation éphémère et collée dans une rue de Paris, est d’une artiste que j’apprécie beaucoup, Nadège Dauvergne. Elle illustre le mythe de Pandora dont l’histoire est bien connue. Elle avait été la première femme modelée par Héphaïstos, et tous les dieux lui avaient fait des présents. D’où le nom de Pan Dora : qui a tous les dons. Vous remarquerez qu’on n’en trouve jamais à marier…
Elle avait en garde une jarre (ou un coffre) pleine de fléaux et de désastres, récipient qu’elle ne devait ouvrir sous aucun prétexte. Mais sa curiosité fut plus forte, elle souleva le couvercle, les maux se répandirent sur la Terre, laissant courir tous les malheurs. Il ne restait plus qu’une toute petite chose au fond de la jarre : l’Espoir. C’est d’ailleurs la seule petite chose qui nous reste actuellement….Dans l’oeuvre ci-dessus, les effluves des maux sont rendus par des traits d’arabesques à la craie par Jordan Saget avec beaucoup d’élégance.
Dans le dessin de Niklaus Manuel Deutsch, on voit les maux, les épidémies, se répandre en vapeurs toxiques en dehors du vase à godrons en équilibre sur la cuisse gauche de l’allégorie.
Notre allégorie de la caducité de la vie distribue ainsi, selon sa volonté ou peut-être totalement au hasard de son survol : du temps à vivre, de la mort, des maladies et du désespoir. Elle garde au fond de son récipient quelques lueurs d’espoir pour qu’on ne puisse totalement désespérer.
Devant cette pandémie sortie de son coffre de sorcière, il nous reste à souhaiter qu’elle passe sans nous voir, ou qu’elle ne soit pas trop injuste ou féroce.

Gilbert Croué
Le 27/02/2021