Dans les collections de la Pinacoteca Brera de Milan, il y a de nombreux chefs d’oeuvres de l’histoire de l’art, dus à Mantegna, Piero della Francesca, Raphaël, aux Bellini, à Carpaccio, à tous les Vénitiens et à tant d’autres…La Brera est aussi, depuis longtemps, une académie de formation des peintres, une école des Beaux-Arts. Ce qui explique que la section du musée qui concerne le 19ème siècle, « l’Ottocento » italien, soit si riche de découvertes. Les nombreux peintres formés à Milan durant l’Ottocento, sont représentés et, pour nous Français, ce sont souvent des noms peu familiers. Je ne peux que vous inciter à chercher sur Internet, pour voir les noms et les oeuvres de tous ces peintres.
On va s’intéresser à une oeuvre de Gerolamo Induno (Milan 1825-1891), qui nous conduira à rencontrer un de ses maîtres : Francesco Hayez (Venise 1791-Milan 1882). Cela nous entrainera aussi vers l’histoire de l’Italie contemporaine du peintre.
Gerolamo Induno a une vie très active. Étudiant à la Brera, il prend part à la révolte des Milanais, en 1848, contre les occupants Autrichiens et fait le coup de feu. Poursuivi par les Autrichiens, il se réfugie en Suisse, puis à Florence et ensuite à Rome. Là, il combat avec les volontaires pour la République Romaine contre le Pape et ses troupes. La Papauté était opposée à l’Unité italienne, car elle risquait de perdre ses territoires. En 1855, Induno prend part à la guerre de Crimée. En 1859, il s’engage au côté de Garibaldi, et se retrouve dans la fameuse expédition des Mille, en 1860, en Sicile puis en Calabre et Campanie. Il est plusieurs fois blessé. Pour un homme qui se destine à la peinture, c’est un rude parcours de
révolutionnaire, de patriote, de militaire et de peintre. Au cours de ses aventures, il prend des croquis et dessine, selon le temps disponible, des compagnons, des cantonnements ou des scènes de batailles. Vers 1865, il s’est un peu assagi, avec la quarantaine, il revient à la peinture. Voyons une oeuvre qui reflète ses préoccupations.
Gerolamo Induno (1825-1891), « Jeune fille d’Italie », 1862, h/t 68×86, Pinacoteca Brera, Milan.
Dans cette peinture, rien de militaire, on voit une jeune fille dans une chambre, au saut du lit, en chemise de nuit, dans un intérieur pauvre. Une maison de simple apparence, la cheminée étroite, le mobilier minimum, le sol usé, traduisent cette pauvreté du logis. La fenêtre ouverte et le ciel bleu nous indiquent peut-être le jour naissant. Induno a fait régulièrement des peintures sur le quotidien, les intérieurs, ce qu’on appelle la peinture de genre.
La jeune fille semble regarder, avec mélancolie, un petit médaillon dans lequel on peut imaginer un portrait qu’elle contemple. Comment comprendre cette peinture et l’émotion de la jeune fille ? Il nous faut, comme souvent, nous intéresser aux détails, aux objets, aux tableaux dans le tableau, artifices classiques du commentaire pour « lire » l’oeuvre.
On observe sur le mur, à l’arrière du lit, trois reproductions : deux peintures, une sculpture en plâtre. Nous reconnaissons tout de suite un classique de la peinture italienne du 19ème siècle, le fameux « Baiser » de Francesco Hayez, la version de 1858-1859. La peinture (voir ci-dessous) n’est pas celle d’un Espagnol comme on le croit souvent mais d’un Vénitien. Hayez a fait une longue carrière à Milan, où il est mort à 91ans. Célèbre en Italie, leader du Romantisme italien, il est lié au grand mouvement de libération et de recherche de l’Unité italienne, le Risorgimento (la Renaissance de l’Italie). Cette peinture est une des plus connues et reproduites en Italie, dès sa parution en 1859, même sur des boîtes de chocolats. Son succès vient de ce que le thème est simple, séduisant et possède une part de mystère. On peut donc comprendre que ce « Baiser » se retrouve dans une reproduction populaire, dans la chambre d’une jeune fille.
Un baiser fougueux est échangé entre les deux jeunes gens, sur un lieu entre deux escaliers, l’un montant à droite, l’autre descendant à gauche. Dans l’ombre à gauche, on aperçoit une silhouette dont on ne sait rien : une femme, un homme, montant, descendant ? Cette personne couvre-t-elle les amants s’embrassant à la dérobée, ou va-t-elle les découvrir et les dénoncer ? Les spectateurs de l’époque ont vu une allusion à Roméo et Juliette, l’ombre serait alors celle, bienveillante, de la nourrice qui veille. Hayez avait traité, en 1823, le sujet de Roméo et Juliette, le moment du dernier baiser, avant que Roméo ne se sauve, grâce à une corde attachée au fameux balcon de Vérone. Cette lecture était donc possible.
Francesco Hayez (1791-1882), « Le Baiser », 1858-1859, h/t 112×88, Brera, Milan.
On pouvait aussi lire une autre histoire, celle de Paolo et Francesca da Rimini, histoire médiévale du XIIIème siècle, contée par Dante, un autre amour impossible et tout aussi tragique. Ces lectures étaient permises à cause du titre donné en premier par Hayez : « Le Baiser, épisode de la jeunesse, costumes du XIVème siècle ». Mais tous les spectateurs à partir de 1859 l’ont appelé, de manière plus courte et compréhensible, « Le Baiser ».
Cette peinture a été réalisée en 1858-1859 et exposée dès 1859. Elle a tout de suite séduit les Milanais, mais pas seulement pour la relation amoureuse. Les Milanais venaient de gagner, par un soulèvement populaire, leur indépendance contre les Autrichiens boutés hors d’une bonne partie de la Lombardie. C’est le début du grand mouvement vers l’Unité italienne. Cette peinture a été terminée trois mois avant l’entrée victorieuse dans Milan de Victor-Emmanuel II (1820-1878), aidé pour cette victoire, par la France de Napoléon III. Cette peinture du « Baiser » était lue, regardée (et encore maintenant par les connaisseurs) comme le baiser d’alliance salvatrice entre le Peuple italien et la France, venant appuyer cette guerre d’indépendance. Cette « Juliette », c’est la France qui embrasse le beau Roméo italien, qui embrasse la cause italienne. D’où le succès de ce tableau
auprès des Milanais. C’est un symbole de la lutte de libération contre les Autrichiens occupant une bonne partie du nord de l’Italie, après le Congrès de Vienne en 1815. Victor-Emmanuel II a payé cette aide de la France par la cession à Napoléon III, du Comté de Nice et du Duché de Savoie, devenus français en 1860. En politique tout se paie, on n’a rien sans rien. Giuseppe Garibaldi (1807-1882), né sur le port de Nice, a hurlé devant cette « vente » de son pays natal à la France. Pour lui, c’était une trahison du projet de cette grande unité territoriale en devenir. Les Niçois sont très fiers, à juste titre que le « Héros des deux mondes », un des héros de l’Unité italienne, le héros le plus romantique, soit un Niçois.
Devant le succès de cette peinture, Francesco Hayez en a fait une nouvelle version plus explicite encore en 1867.
Francesco Hayez, « Le Baiser », 1867, h/t 116,8×88 Collection privée.
Elle s’intitulait plus simplement « Le Baiser », puisque tout le monde appelait la première version ainsi. Les deux jeunes gens amoureux l’un de l’autre, ce sont donc l’Italie et la France, en Roméo et Juliette, unis dans une alliance contre les Autrichiens. L’homme porte une cape à doublure verte (ce qui n’est pas très lisible
sur cette reproduction), des collants rouges et, cette fois, Juliette a laissé tomber un voile blanc qui n’existait pas dans la première version. Ce sont les couleurs du drapeau italien, qui était encore interdit d’affichage dans de nombreux territoires avant 1860. Le tissu blanc au sol, le rouge de Roméo, le bleuté léger de la robe de Juliette, évoquent les couleurs de la France, dont l’appui a été déterminant pour le Milanais. Tout cela est affiché avec une discrétion volontaire, comme les partisans italiens qui utilisaient l’acronyme de Verdi en criant « Viva Verdi » pour signifier : Victor Emmanuel Re D’Italia, au passage des soldats autrichiens ou dans les salles de concert.
Dans l’ombre de l’escalier, c’est l’Autriche en deuil qui se retire devant la victoire de la jeunesse italienne. Ce tableau fut immédiatement interprété comme de bon augure pour l’épanouissement de la nouvelle nation. Voici ce qu’écrit et souhaite un journaliste, Francesco Dall’Ongaro, en 1873 : « Que ce baiser affectueux engendre une génération robuste, sincère, qui prenne la vie comme elle vient et la féconde par l’amour du beau et du vrai ». Ce couple faisait en effet écho au mouvement révolutionnaire de Giuseppe Mazzini « Jeune Italie », en lutte pour la liberté et la construction de l’Unité italienne, un des premiers groupes revendiquant cette unité dès 1831. Les deux versions du « Baiser » étaient donc lues comme des symboles de la jeunesse en lutte pour l’Unité italienne, un baiser de fraternité entre l’Italie et la France, la France des Lumières et de la Révolution populaire. Elles étaient lues aussi comme l’espoir fertile d’un amour de la jeunesse envers le nouveau pays à construire.
Si nous revenons à notre peinture étudiée, la reproduction qui se trouve accrochée au mur prend donc un sens lisible de sympathie pour la révolution et le Risorgimento, sans oublier la connotation première d’un baiser amoureux entre un jeune homme et une jeune fille. Le petit cadre qu’elle regarde ne peut être que le portrait de son amoureux, malheureusement absent, car parti rejoindre les troupes de Garibaldi. En effet, un buste en plâtre, représentant Garibaldi, est logé dans une niche. Indication claire qui nous fait penser que, comme le peintre Gerolamo Induno lui-même, l’amoureux de la jeune fille a rejoint l’expédition Garibaldienne des Mille (1859-1860).
C’était une épopée audacieuse et compliquée de débarquement en Sicile, de conquête de l’île avec seulement mille compagnons, puis une remontée vers Naples pour combattre les Bourbons, maîtres du Royaume des Deux-Siciles et, plus tard, la conquête de la Rome des Papes et des États Pontificaux. Il s’agissait ainsi, d’assurer la jonction avec l’Italie du nord, en grande partie contrôlée par le Royaume de Piémont-Sardaigne de Victor-Emmanuel II. Le maître d’oeuvre de cette politique était Camillo Benso, Comte de Cavour (1810-1861), mort trop tôt pour voir le triomphe de l’Unité et de ses idées.
L’expédition des Mille et les différents territoires italiens en 1859-1860
Je vous laisse lire les détails de cette aventure étonnante sur Internet. Les Français de Napoléon III n’ont pas toujours été très nets vis-à-vis de Garibaldi, et dans le soutien à l’Unité italienne, notamment quand cette Unité italienne menaçait les États pontificaux et les pouvoirs du Pape. Napoléon III préférait la défense du Catholicisme à la défense de l’Unité italienne. Vous voyez que cette peinture anodine d’une jeune fille regardant un petit portrait nous entraine vers des considérations sur la grande Histoire. Mais ce n’est pas tout…
Il y a sur le mur de la chambre une autre oeuvre, une gravure qui, comme les deux autres citations, ne peut pas être là par hasard. Elle représente une sorte de Pierrot blanc, c’est en fait une allusion à Pulcinella, le Polichinelle, personnage fantasque de la Comedia dell’Arte, originaire du théâtre napolitain. C’est donc une indication qui nous conduit vers le sud de l’Italie et Naples. Le jeune amant est parti en suivant Garibaldi, pour libérer le sud de l’Italie et conquérir le Royaume de Naples, qu’on nommait, depuis 1815, le Royaume des Deux-Siciles. Une gravure caricaturale sympathique circulait vers 1860-1880, évoquant cette volonté de liaison.
Giusti et Montelli ( ?), caricature de l’Unité italienne, gravure colorée.
Cette image magnifique, car elle dit tout, nous montre la tentative de relier le sud de la botte italienne au nord. En surimpression de la forme géographique et des personnages, on lit les lettres : « STIVALE » qui signifie « botte » justement.
Nous voyons Pulcinella, le napolitain, figurant le peuple du sud, tenter de rejoindre le nord en tendant la main. L’Italie du nord est représentée par trois personnages, qui s’unissent en se tenant les mains, pour tenter d’atteindre la main du sud. Ils représentent l’alliance du Piémont, de la Lombardie et de la Toscane. Mais au centre, s’opposant à cette réunion, sont figurés les États de la Papauté, avec les armes du Pape sous forme de tête de mort ! Le Pape avait beaucoup à perdre dans cette unité des territoires, et ses riches possessions en Latium, Ombrie et Marches étaient menacées. Elles furent en effet balayées par la puissance du mouvement d’unité. Les deux principaux ennemis de l’Unité italienne furent l’Autriche et la Papauté. À la fin de cette redistribution des cartes, la Papauté s’est trouvée restreinte à un tout petit territoire, un quartier de Rome: le Vatican. Elle est la grande perdante de l’Unité italienne.
En bas de cette carte, nous voyons une image de la Sicile sous forme de la fameuse Trinacria (les trois jambes) qui la symbolise depuis l‘Antiquité grecque. Au-dessus, la Sardaigne est représentée avec une figure de vieillard débonnaire. Après tout, c’était du Royaume de Sardaigne qu’était parti ce mouvement de libération et de réunification. Quant à la Corse, au-dessus, elle a la forme du bicorne de Napoléon 1er, en gris poussière et chamboulé à l’envers. Il est vrai que toute l’Italie napoléonienne du début du XIXème siècle était partie ainsi en poussière et bousculée. Cette gravure est un formidable résumé de l’Histoire.
Si nous retournons à notre peinture en entier, on remarque encore un élément. Sur la chaise à côté du lit, la jeune fille a déposé ses habits et une ceinture rouge.
Gerolamo Induno (1825-1891), « Triste pressentiment », 1862, h/t 68×86, Pinacoteca Brera, Milan
Le rouge était la couleur des partisans de Garibaldi, les fameuses chemises rouges de ses soldats. Dans les villes non encore libérées et unifiées, on ne pouvait porter une chemise rouge sans s’exposer politiquement à de graves ennuis. Alors, les hommes, les femmes, les jeunes surtout, portaient discrètement un élément rouge dans leur costume, un foulard, un mouchoir, une ceinture…C’est un phénomène intéressant de voir comment les révolutions, ou les mouvements politiques, s’associent à des couleurs. On peut rappeler, comme exemple, le rouge aussi de la révolution russe, l’orange d’un mouvement révolutionnaire en Ukraine, ou, plus récemment, le jaune des « Gilets jaunes », autant de signes de reconnaissance. Les couleurs ont souvent une valence politique, selon les lieux et les périodes.
Regardons cette peinture, liée à ce contexte :
Odoardo Borrani (1833-1905), « Les couturières », vers 1860, h/t 66×54, Collection particulière.
On voit, par exemple, chez un peintre florentin contemporain, Odoardo Borrani, le même principe d’un tableau dans le tableau, pour faire comprendre le sens de l’oeuvre. De jeunes couturières sont assemblées dans une maison, pour coudre des chemises rouges, pour préparer le soulèvement secret des partisans de l’Unité italienne. Les jeunes gens vont surgir subitement dans les rues de Florence, le 26 avril 1859, pour entrainer les habitants dans le camp politique de l’Unité. La
gravure sur le mur représente Garibaldi. Ces femmes tranquilles et appliquées préparent en réalité une insurrection !
La peinture de Gerolamo Induno s’intitule parfois « Triste pressentiment », c’est pourquoi j’ai utilisé deux titres : « Une jeune fille d’Italie » est plus neutre, alors que « Triste pressentiment » nous annonce déjà la fin malheureuse de cet amour. Cette peinture a eu aussi beaucoup de succès à Milan, puis dans le reste de l’Italie au XIXème siècle quand elle a été reproduite. Elle évoque le sacrifice patriotique de ces jeunes gens, morts pour la Renaissance de l’Italie et pour une grande idée patriotique et elle souligne en même temps, la souffrance des femmes jeunes restées seules, comme après toutes les guerres.
Cette oeuvre ne peut se comprendre et s’apprécier sans l’explication du contexte historique et sans la présence de quatre petits détails reproduits : une peinture, une gravure, une sculpture et une ceinture….
Mais, en passant dans les salles d’un musée on ne peut pas toujours tout regarder !
Gilbert Croué
Le 20 Mars 2021, jour du Printemps,
Débarquement de Garibaldi avec les Mille, à Marsala, Sicile, le 11 mai 1860.