Aujourd’hui je vais vous vous entretenir d’une maladie. Mais une maladie pour une fois plaisante. Je pourrais vous parler de l’addiction au chocolat par exemple, addiction qui s’était répandue à partir du moment où un Dominicain espagnol avait rapporté en Espagne la recette du chocolat en 1544. Il la tenait, paraît-il, des nobles Mayas. Introduit avec d’autres produits exotiques, le chocolat fait des ravages dans les classes aisées et riches au XVIIème, et surtout au XVIIIème siècle en Europe. En Espagne, on le servait très chaud, amer et avec des biscuits et des brioches qu’on trempait dedans, c’était un dessert d’hiver. Je pourrais aussi vous parler de la folie du sucre candi au XVIIème siècle, et qui a gâté un certain nombre de dents européennes, à un moment où les dentistes compétents étaient rares. C’est une séquence pour vous mettre en appétit. Mais, puisque nous sommes dans une pandémie, je vais approcher la maladie d’une manière particulière, afin de voir la vie positivement.
Au XVIIème siècle, la Hollande a connu un âge d’or pour la peinture, une profusion de productions et une bonne centaine de peintres de haut niveau. Certes, nous connaissons tous Rembrandt, Vermeer, Hals et tant d’autres. Il y a eu, dans tous les registres, des peintres excellents. Dans les guildes de St Luc, regroupant les artistes de chaque ville, existait une hiérarchie. Les peintres de « grand genre » était les plus prisés, ceux qui peignaient des sujets de la Bible, des sujets religieux, des batailles, de grands portraits des familles régnantes et des gens de cour. Les portraits privés, des grands bourgeois ou commerçants, étaient d’un cran en-dessous pour le prestige. Et puis, venaient les « peintres de genre », ceux qui peignaient la vie quotidienne, des natures mortes ou des paysages. La peinture de genre a représenté une bonne partie de la production en Hollande, au XVIIème siècle, au point qu’on en vendait sur les marchés et dans les auberges. On a du mal à croire que des natures mortes, que nous apprécions tant, étaient quelquefois vendues sur des marchés non loin des étals de poissons ou de volailles. Il y a eu une telle production de peintures vers 1650-1660, que le marché de la peinture s’est presque effondré. Un Vermeer de Delft (1632-1675) avait du mal à vendre ses peintures, était pauvre, vendait sa peinture à son boulanger contre ses factures de pain et, pour vivre, il tenait une petite auberge. Il a eu, un temps, comme confrère à la guilde de St Luc de Delft, un autre peintre formidable et pittoresque : Jan Steen (1626-1679). On prononce en flamand : « sté..enne… » en laissant un peu traîner la fin du nom. C’est notre peintre du jour.
Jan Steen est un bon exemple de la peinture de genre produite au XVIIème siècle en Hollande, dans un temps de prospérité économique. Il est né dans la deuxième ville de Hollande à l’époque, à Leyde. Fils d’un brasseur de la ville, il commence son apprentissage de peintre d’abord à Utrecht, où la fameuse école caravagesque d’Utrecht s’est imposée, puis il rejoint l’atelier du peintre de genre Adriaen van Ostade, à Haarlem, autre grand lieu de peinture. Ensuite, il étudie chez le peintre Jan van Goyen, qui travaille à La Haye et dont il épouse la fille en 1649. Il circule entre ces différentes villes, et pour vivre, il ouvre à chaque fois une auberge financée par son père brasseur. Grand buveur, il est le meilleur client de son petit commerce. Il fait à chaque fois faillite. Ce qui ne l’empêche pas de produire des peintures passionnantes sur la vie quotidienne. Il circule entre ces différentes villes mais aussi à Delft, où il est membre de la guilde en même temps que son ami Vermeer. Jan Steen meurt à Leyde en 1679.
Steen est avant tout un bon vivant et il illustre, dans des œuvres de très bonne facture, la tradition des Pays-Bas des peintures du quotidien, des banquets et des fêtes mais contenant souvent des allusions moralisatrices. Toute cette vie populaire, reproduite avec dynamisme, nous renseigne sur l’époque en Hollande, mais aussi sur les proverbes traditionnels, utilisés et illustrés, et sur la morale explicite ou cachée contenue dans les œuvres. Il a laissé une trace dans la mémoire des Hollandais : quand on dit d’une maison qu’elle est à la Jan Steen, cela veut dire qu’elle est en désordre et que tout part à vau-l’eau.
Dans la peinture ci-dessous, on a une bonne idée d’une maison où tout va de travers. La mère est endormie, son mari (autoportrait de Steen) en profite pour faire, avec la servante, un geste des doigts qui signifie une connivence sexuelle. La jeune femme plantureuse au premier plan se fait remplir un autre verre, pendant qu’elle a un pied sur la Bible, et à côté se trouve un jeu de jacquet (les jeux perdent les gens) et un luth qui est associé, dans les jeux de mots, au corps et surtout au sexe féminin (Luth-Luit en argot hollandais de l’époque). Le chat non surveillé mange le jambon, allusion à un proverbe traditionnel : « Une bonne ménagère doit avoir un œil sur la poêle et un autre sur le chat ! ». La montre brisée, au sol, est un signe de fin de vie et de la mort qui guette. Au-dessus de cette assemblée, un panier contient l’annonce des châtiments pour ces conduites dépravées : une épée et des verges, une carte qui annonce la mort, la canne (ou parfois une béquille) qui promet les châtiments de la vieillesse difficile. Voilà un exemple d’une peinture de Steen, pleine de verve mais aussi moralisatrice. Ce sont souvent des peintures très codées, avec des éléments qu’il faut savoir lire et qui se présentent picturalement ou sous forme de proverbes, ou de jeux de mots sur ce qui est représenté. On peut souvent parler à propos de la peinture de Steen (mais c’était la mode chez d’autres peintres au même moment), de sujet apparent et de sujet caché.
Jan Steen (1626-1679), « La maison dissolue », vers 1660, h/b 108 x 92 MET New York
Venons-en à une autre peinture de Steen et qui a trait à la maladie: « La visite du docteur ». Exemple même d’une peinture de genre qui plaisait tant à l’époque. Nous savons qu’il va falloir lire le sujet apparent : le docteur en visite, la malade, mais aussi tout ce qu’il y a autour, lieu, décor, personnages, objets. Nous sommes dans un intérieur hollandais de 1660. Le docteur prend le pouls de la malade. La femme qui est à ses côtés porte une tenue de servante. Elle connaît l’intimité de sa maitresse. Elle tient une carafe avec l’urine de la jeune femme. De quoi cette dernière est-elle malade ?
Un petit enfant, sur le devant, joue avec un arc et des flèches en nous regardant. Une manière de dire : « Vous avez compris ? ». C’est un moderne Cupidon. Au fond de la pièce, sur le mur, un tableau dans le tableau, il est un peu sombre de nos jours mais il représente Vénus et Adonis.
Jan Steen, « La visite du docteur », 1661-1662, h/b 47×41 Victoria and Albert Museum, Londres.
Cela se précise. Sur le mur d’à côté, un autre tableau, ce dernier bien connu de Frans Hals (1581-1666) : « Le mangeur de hareng ou le joyeux buveur » de 1620-1630. Il montre un pichet vidé, portrait d’un bon vivant et d’un fêtard. Au sol, sous la malade, une chaufferette aux charbons rouges et ardents. Elle servait d’allusion classique au XVIIème siècle pour les amours ardentes. Elle lui sert, au sens prosaïque à se chauffer les jambes sous sa jupe, mais aussi au sens figuré…
Tous ces indices : les urines, Cupidon, Vénus et Adonis, le fou rieur, la chaufferette, mais aussi l’air amusé du docteur, tout nous renvoie vers un diagnostic sûr : c’est la bonne maladie : elle est enceinte !
Frans Hals (1581-1666), « Le joyeux buveur », 1620-1630, h/t 75×61
Staat Kunst Galerie, Kassel
Jan Steen a peint plusieurs fois ce même sujet qui amusait les acheteurs.
Jan Steen, « La bonne maladie », 1660, h/t 61×52 AP Munich
Dans cette version on aperçoit sur l’armoire une statue de Cupidon, qui nous dit tout de ce qu’on voulait savoir. De plus, la jeune femme tient dans la main un billet sur lequel est écrit : « A rien ne sert la Médecine, quand on a le mal d’amour ». A gauche, en bas, on reconnaît la chaufferette et les braises ardentes.
La version suivante se trouve au célèbre Musée du Mauritshuis de La Haye :
Jan Steen, « La visite du docteur », 1660-1662, h/b 60×48, Mauritshuis, La Haye
Cette fois le tableau dans le tableau est un assaut : Le combat des Centaures contre les Amazones », des enlèvements fougueux. Cette jeune femme a été conquise par « un puissant centaure », probablement du quartier ! Dans l’ouverture de la chambre, une scène vient renforcer la lecture, si le regardeur naïf n’a pas encore compris les prémices et les symptomes de la maladie.
Steen n’a pas été le seul à traiter ce sujet allusif et joyeux, Frans van Mieris aussi. Il faut revoir, par exemple, une partie de la peinture de Vermeer à la lumière de ce décodage à plusieurs niveaux. De nombreuses peintures de genre au XVIIème siècle hollandais fonctionnent ainsi sur deux voire trois niveaux de décodage. Il y a le niveau apparent, puis la compréhension augmentée par les objets présents et enfin les échos à des textes, des proverbes, des jeux de mots, qui ne nous sont malheureusement plus lisibles. Surtout quand ces jeux de mots ou ces rébus sont en vieux néerlandais…
Gilbert Croué
Le 6 Avril 2020