Avant de commencer à lire cette 8ème chronique, je vous conseille, quand cela est possible, de regarder les chroniques plutôt sur un ordinateur que sur un téléphone, pour avoir toute la qualité des images et des détails. Surtout pour notre sujet du jour. De plus, l’idéal est de se munir d’une loupe car vos yeux ne seront pas suffisants !
« Tout commence par la mêlée », tous les amateurs de Rugby dont je suis – et en ces jours de confinement cela me manque – auront reconnu une base fondamentale de la victoire. Je vais traiter de mêlée et de victoire, mais en peinture bien sûr. Dans une salle de l’Alte Pinakothek de Munich, se trouve présentée une œuvre saisissante d’un peintre dont on parle peu : Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538). Il fait partie de ce qu’on appelle, en histoire de l’Art, l’Ecole du Danube. Elle regroupe des peintres de la Renaissance Allemande, des contemporains de Dürer, qui ont circulé de Munich à Vienne, travaillant souvent pour les cours princières. Altdorfer est né à Regensburg, qu’on appelle aussi en français Ratisbonne, sur le Danube, en Bavière au nord-est de Munich. C’était un site vital à l’époque pour le passage et le commerce, avec un des rares ponts larges et longs traversant le Danube, d’où l’importance du lieu depuis l’antiquité (le premier pont est peut-être romain). Dans cette école du Danube, Altdorfer a été surtout un paysagiste, donnant une importance au paysage, tandis que les personnages, quelquefois sujets du tableau, sont minorés et perdus dans l’immensité de la nature et de la végétation. Nous reviendrons sur ce point à propos des paysages lointains et bleutés. Altdorfer, après une carrière de peintre, dessinateur, graveur et architecte, est mort dans sa ville en 1538, ville dont il avait été un temps membre du conseil municipal. Ses débuts de peintre professionnel se situent vers 1505. Nous allons nous intéresser à son chef-d’œuvre.
En 1528, le Duc Guillaume IV de Bavière, qui règne de 1508 à 1550, lui commande un tableau pour orner une Galerie des batailles dans la Résidence de Munich. Le sujet choisi pour Altdorfer est la représentation de:
« La bataille d’Alexandre le grand contre Darius III, roi des Perses, à Issos en 333 avant JC ».
Facile à énoncer, moins facile à peindre !
Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538), « Bataille d’Issos », 1528-1529, huile sur bois de tilleul, 158×120 Alte Pinakothek, Munich
Guillaume IV a réalisé deux actes importants : il a conservé la Bavière dans le camp catholique au moment du chamboulement né du Protestantisme en 1517 avec les thèses de Luther, et la Bavière reste toujours majoritairement catholique. Deuxième importance de Guillaume : il a publié un décret en 1516, sur la pureté de la bière, les composants et la manière de la faire. Il est toujours en vigueur en pays germaniques ! Ne serait-ce que pour ce dernier point, il mérite d’être resté dans la postérité comme bienfaiteur de l’humanité assoiffée !
Ce sujet d’une bataille d’Alexandre a un double objectif :
1 / Il est d’actualité. Au début du XVIème siècle les Turcs sont aux portes de Vienne et l’Europe est menacée. Il est donc nécessaire de rappeler que par le passé, le Grand Alexandre (356-323 av JC), a conduit le triomphe des Grecs d’Occident sur les Perses d’Orient.
2 / L’autre objectif : la grandeur d’Alexandre est appelée en écho à la valeur du monarque. Sous-entendu : moi, Guillaume, je serai, s’il le faut, un moderne Alexandre contre les Turcs !
Cette revalorisation de l’Antiquité était typique de la Renaissance. Les héros de l’Antiquité, ou les héros mythologiques supplantaient parfois les saints du catholicisme. Les Européens trouvent dans les héros anciens des références pour leur bravoure ou leurs lignées. Les Italiens revendiquent Enée comme fondateur de l’Italie. Les chevaliers germaniques se réclament du beau Pâris, le Troyen, comme ancêtre mythique. Curieusement, les deux sont des héros troyens, des perdants. En 1528, le monarque de Bavière fait donc appel, par identification, au plus valeureux roi de tous les temps, Alexandre le Grand de Macédoine. Il a conquis, comme nous le savons tous, un immense territoire allant de la Grèce jusqu’à l’Indus, aux portes de l’Inde et de la mer Caspienne jusqu’à l’Egypte. Prodigieux !
Un peu d’histoire. Alexandre débarque en 334 en Asie mineure, après avoir franchi ce que nous appelons de nos jours le détroit des Dardanelles. Il engage une première bataille au Granique contre les troupes de Darius III. Il gagne cette première bataille et délivre les villes grecques d’Asie mineure qui étaient sous le joug perse. C’était l’objectif principal. Mais Alexandre pousse son avantage, parcourt et libère une bonne partie de l’Asie mineure et retrouve l’armée de Darius près d’Issos en 333. Cette fois l’armée perse, colossale, 100 000 hommes environ, certaines chroniques avancent 300 000 hommes, cette immense armée de fantassins et de cavaliers est dirigée par Darius en personne. Du côté d’Alexandre, on avance le chiffre de 40 000 hommes et peut-être 4000 à 5000 cavaliers, ce qui est déjà énorme à déplacer, piloter, nourrir. Peu importe, les nombres sont gigantesques pour l’époque et les batailles sont des mêlées effroyables et brutales. Les deux armées se retrouvent vers la ville de Tarse, dans un lieu appelé Issos. La peinture représente la ville de Tarse au loin sur le bord de la mer et la plaine étroite d’Issos où a lieu la bataille. (Voir carte ci-dessous). L’affrontement a lieu en novembre 333, l’engagement est énorme, mais les armées macédoniennes et grecques d’Alexandre plus légères, plus manœuvrières, écrasent les troupes de Darius. Le grand Roi s’enfuit, abandonnant son armée et sa mère, ses femmes et enfants qui seront des captifs de choix. Comme vous le savez, l’aventure se continuera, Alexandre poursuivra sa route jusqu’à Babylone qu’il ruinera, et Darius finira par mourir, fuyant, en 330, assassiné par les siens.
Revenons à la scène d’Issos. Ce que fait Altdorfer est prodigieux. Il recompose « à vol d’oiseau » cette énorme bataille. Nous plongeons sur une scène cinématographique et hollywoodienne. Des centaines de cavaliers sont peints, des milliers de fantassins sont suggérés. Dans cette mêlée tonitruante on a parfois du mal à distinguer les Perses des Macédoniens, tant l’entrecroisement de lances, de corps à corps sont figurés. Les cavaliers sont représentés en armures allemandes du XVIème siècle avec une précision diabolique et millimétrique.
Alexandre et sa cavalerie.
La cavalerie en armure et plumet (pour les officiers) est menée par Alexandre lui-même, en armure d’or et monté sur son cheval Bucéphale. Il poursuit Darius qui fuit avant la fin de la bataille. Le roi des Perses se dresse sur un char d’or, tiré par trois chevaux. Le char est muni d’éperons perforants à l’avant, et de faux sur les côtés et à l’arrière, pour couper les jambes des chevaux et des hommes. Il regarde, désemparé, vers l’arrière Alexandre qui fond sur lui. En réalité, l’affrontement direct entre les deux n’a jamais eu lieu, Darius a toujours fui avant. C’est une invention scénique d’Altdorfer.
Darius fuyant sur son char. Sur le côté gauche, bâché de rouge, le chariot de ses femmes.
La cavalerie perse. Elle aussi est peinte en armures du XVIème siècle
L’infanterie macédonienne d’Alexandre, avec les longues lances.
Les groupes de fantassins, avec leurs longues lances abaissées, étaient pratiquement impénétrables pour les fantassins ennemis et par les cavaliers qui se faisaient transpercer. L’armée d’Alexandre, moins nombreuse mais plus mobile, était plus souple à commander. Il faut voir de près les milliers de soldats peints par Altdorfer avec justesse dans les attitudes et dans les armes. A vos loupes !!
Auprès de la ville de Tarse, Alexandre avait disposé son campement. Tout est lisible. La ville ressemble plus à une ville gothique et bavaroise qu’à une cité d’Asie mineure antique.
La ville de Tarse et les campements.
La lumière sur les tentes et sur la ville est remarquablement dosée et réaliste. On remarque même des feux visibles au milieu des campements. Toujours cette conception réinventée « à vol d’oiseau », qui nécessite une préfiguration mentale extraordinaire pour visualiser, avec cohérence, tous les plans successifs peints avec netteté, et tous éclairés de manière logique de droite à gauche.
Mais plus prodigieuse encore est la reconstitution du fond du paysage par Altdorfer.
Il nous donne à voir la Méditerranée orientale vue de Tarse, avec une précision relative mais très bien imaginée d’après une documentation qui était rare. Il s’est inspiré d’une carte vue dans « Les Chroniques du Monde » de Hartman Schedel (1440-1514), dites Chroniques de Nuremberg et publiées en 1493. Apparemment, il y avait une carte qui représentait le monde méditerranéen, mais vu d’Allemagne, avec le sud en haut de la carte et l’Allemagne en bas. Un point de vue germano-centré, comme on en trouvait sur d’autres cartes. Nous avons l’habitude de voir les cartes de l’Europe avec le monde méditerranéen en bas de la carte, mais ce n’est qu’une convention de représentation. Bref, à partir d’une carte assez sommaire, Altdorfer recompose mentalement le paysage vu vers le sud, en plaçant fort logiquement la côte de Phénicie (à l’époque d’Alexandre) à gauche, puis la Mer Rouge, puis très reconnaissable le delta du Nil. Extraordinaire représentation, somme toute assez approchante pour un homme qui n’avait pas quitté le pays germanique. Et au milieu de la Méditerranée orientale : l’île de Chypre avec assez de vérisme. Autour de l’île les bateaux naviguent ou accostent, parfaitement décrits et lisibles. Vous pouvez regarder ci-dessus la première carte et ensuite, celle ci-dessous présentée à l’envers, pour montrer le point de vue qu’on peut avoir du monde, vu de Tarse. La flèche vous donne l’axe de conception visuelle choisie par le peintre. C’est une véritable prouesse de représentation de géographie physique, une vue en relief imaginée d’un point de vue que le peintre n’avait jamais pu contempler.
Le Nil bleuté vient se jeter dans la mer, non loin de ce qui sera plus tard, dans l’histoire d’Alexandre le Grand, le lieu de fondation d’Alexandrie. Certes, l’Egypte est un peu montagneuse, ainsi que la côte de Phénicie où se trouvent les villes de Tripolis, Byblos, Sidon ou Tyr qu’Alexandre assiègera. Une partie du territoire conquis par le grand Roi est ainsi représentée, baignée d’une lumière d’un soleil couchant radieux, dans un ciel incroyable fait de nuages chaotiques, qui répondent plastiquement à la géologie des montagnes, le tout dans une harmonie bleutée. Le soleil se couche comme une auréole de feu couronnant la victoire d’Alexandre.
Cette harmonie bleutée, cet art du paysage aux lointains bleutés, lui viennent de la connaissance des travaux d’un peintre d’Anvers : Joachim Patinir (vers 1483-1524). On pense qu’il a connu les travaux du Flamand par l’intermédiaire de Dürer (1472-1528), qui avait fait le voyage d’Anvers, échangé avec Patinir, assisté à son mariage et rapporté vers Nuremberg des travaux de Patinir. Dürer appelait ce dernier: « Le Maître des paysages ». (J’en parlerai dans quelque temps).
Le point de vue choisi et reconstitué par Altdorfer
Ce qui est certain, c’est qu’Altdorfer emprunte cette manière de Patinir pour suggérer les lointains, le volume d’air qui existe entre le regardeur et le paysage éloigné, ce qui rend les lointains bleutés. Patinir était aussi un spécialiste des paysages d’invention « à vol d’oiseau », ce que nous retrouvons avec une immense poésie dans notre peinture de la Méditerranée. Si nous revenons vers l’œuvre entière, nous voyons le soleil qui se couche, après une journée terrible de mêlée et de combat, le soleil qui se couche c’est aussi celui de Darius qui pâlit. La Lune, en haut à gauche, apparaît pour porter sa lumière blafarde sur les milliers de corps morts sur ce terrain de sang. Au-dessus de la bataille, Altdorfer a placé un panneau qui fait le bilan de cette terrible journée.
« Alexandre le Grand vainc le dernier Darius après avoir tué dans les rangs perses 100 000 fantassins et plus de 10 000 cavaliers, et fait prisonniers la mère, l’épouse et les enfants du Roi Darius, ainsi que 1000 cavaliers en déroute ».
Cette peinture a été un des grands succès de la Résidence de Munich à partir de 1529 et un des chefs d’œuvre de la peinture allemande. Beaucoup plus tard, ce grand voleur d’œuvres qu’a été Napoléon, a emporté la peinture pour la mettre dans sa salle de bains personnelle au Château de Saint-Cloud. Cela lui permettait de rêver d’égaler Alexandre. La peinture a été rendue à Munich en 1815.
Albrecht Altdorfer est trop méconnu des Français. Il avait une très grande technique et une imagination débordante, que vous pouvez aussi vérifier dans une autre peinture : « Suzanne au bain et les vieillards », elle aussi à l’Alte Pinakothek de Munich.
Allez, à vos loupes pour tout voir !
Gilbert Croué, le 25 Avril 2020